I

Londres. La nuit pesait lourdement, en ce début de printemps, sur Green Park désert, dont une brume légère voilait les frondaisons jusqu’à leur donner un aspect de paysage onirique, à mi-chemin de la fantasmagorie et de la réalité. Sur la droite, si l’on se tournait vers la boucle de la Tamise, on distinguait les silhouettes estompées de Buckingham Palace et des Royal Mews.

Il était près d’une heure du matin et les constables Wilkins et McReady, qui longeaient Constitution Hill en direction du Mall, avaient l’air de s’ennuyer ferme durant leur ronde. Ils allaient avec cette assurance paisible d’hommes ayant derrière eux toute la puissance de la loi anglaise, mais aussi avec ce détachement propre à ceux qui ne trouvent aucun plaisir à l’existence.

McReady, géant au visage de pugiliste et aux poings pareils à des masses de carriers, faits pour la bagarre, devait ressentir plus particulièrement cet ennui, car il posa son énorme poigne sur l’épaule de son compagnon, en disant :

— Si tu veux mon avis, mon vieux Wilkins, la vie de policier ne vaut pas la peine d’être vécue. Les malfaiteurs sont devenus des clampins. S’ils aperçoivent un casque de loin, pfft, plus personne. Ah ! où est le bon vieux temps du Blitz ? Les bombes tombaient comme grêle mais, au moins, il y avait à faire dans le secteur…

Wilkins ne répondit pas. Il se contenta de soupirer, marquant ainsi un accord total avec les paroles de son compagnon.

Tournant à gauche dans Constitution Hill, les deux représentants de la loi s’engagèrent dans une allée filant à travers le parc, en direction de Piccadilly. Ils marchaient depuis une dizaine de minutes environ, quand une tache blanche, devant eux, attira leur attention. Tout d’abord, ils ne distinguèrent pas très bien de quoi il s’agissait, car les ténèbres étaient assez épaisses ; mais une torche électrique jaillit comme par miracle dans la main de Wilkins et le cône de lumière jaune éclaira une forme humaine étendue sur un banc, au bord de l’allée. Le dormeur – mais était-ce bien un dormeur ? – portait une chemise immaculée, dont la blancheur avait seule attiré l’attention des policemen. Ceux-ci s’approchèrent et se rendirent compte que l’homme portait un manteau noir, léger, ouvert sur un smoking. Non loin de lui, sur le sol, gisait un chapeau melon. A son visage aux traits fins, mais déjà marqué, aux cheveux gris tachant ses tempes, on pouvait déduire que l’inconnu avait dépassé la quarantaine.

— Drôle d’idée de choisir un banc de parc pour dormir, surtout en cette saison, fit l’agent Wilkins.

Déjà, McReady avait saisi l’homme par l’épaule et le secouait, en disant à haute voix :

— Allons, l’ami, debout ! Rentrez chez vous et mettez-vous au lit. Jusqu’ici, on n’a encore rien inventé de mieux pour bien dormir.

Mais le policier eut beau secouer le gentleman de toutes ses forces, et il en avait, il ne parvint pas à l’arracher à son inertie.

— Si vous voulez mon avis, Mac, fit remarquer Wilkins, cet homme est aussi saoul qu’une demi-douzaine d’Ecossais.

— Ne dites pas de mal des Ecossais, Wilkins. Vous savez que je suis fort chatouilleux à ce sujet… Mais vous avez raison. Pour dormir aussi profondément, ce particulier doit être ivre mort pour le moins.

Le géant se pencha sur le visage de l’homme en smoking et renifla à la façon d’un chien de chasse flairant une piste. Au bout d’un moment, il se redressa et secoua la tête.

— Pas la moindre odeur d’alcool, constata-t-il. Et, comme vous le dites, un Ecossais s’y connaît.

A nouveau, il secoua le gentleman, mais toujours sans obtenir la moindre réaction de sa part. Les deux policiers échangèrent un long coup d’œil, puis Wilkins demanda d’une voix sans timbre :

— Serait-il… ?

McReady hocha la tête.

— Mort ?… S’il dormait, on pourrait le réveiller. S’il était ivre, il sentirait l’alcool… J’ai bien peur en effet que…

Le grand policeman s’interrompit. Il venait seulement d’apercevoir le billet épinglé au revers du smoking de l’inconnu. Avec précaution, il s’en empara et dit à son compagnon :

— Éclairez-moi…

Wilkins obéit et braqua la torche sur le billet afin que McReady pût lire. Il s’agissait de quelques mots seulement, tracés en caractères d’imprimerie :

 

A Monsieur le Commissioner[1] de Scotland Yard,

 

Si, dans huit jours, la décision n’est pas prise de démanteler le Centre de Recherches Atomiques de Harwell, cet homme mourra.

 

L’Ombre Jaune.

 

Dans le coin du billet, un chiffre 3 était tracé au crayon rouge.

Les deux policiers avaient encore échangé un long regard dans lequel se lisaient à la fois la surprise et l’incrédulité.

— Si vous voulez mon avis, Mac, fit Wilkins, il doit s’agir d’une mauvaise plaisanterie.

— Vous êtes optimiste, Wilkins. Le terme « mauvaise plaisanterie » n’est pas assez fort. C’est « très mauvaise plaisanterie » que vous auriez dû dire. Enfin, puisque ce billet affirme que ce gentleman ne mourra que dans huit jours, c’est qu’il doit encore être en vie.

Sur cette vérité de La Palice, McReady entreprit de fouiller l’homme toujours inanimé. Dans la poche intérieure du smoking, il découvrit un portefeuille contenant une respectable liasse de billets de banque et des papiers d’identité au nom de Lord Elmet Eastcomb.

Une nouvelle fois, les deux constables s’entre-regardèrent, puis Wilkins laissa échapper un petit sifflement.

— Un pair, rien de moins ! murmura-t-il. Il nous faut signaler au plus vite notre découverte. Peut-être notre avancement en dépend-il.

— Ou notre rétrogradation, enchaîna McReady, qui avait ses petites idées personnelles en ce qui concernait la politique.

Soudain, Wilkins poussa une exclamation car, en braquant sa lampe sur le visage de Lord Eastcomb, il venait de faire une nouvelle découverte. Des caractères étranges étaient tracés, sans doute à l’encre de Chine, sur le front du dormeur. Un dormeur qui ne devait pas tarder à s’éveiller, car il ouvrit les yeux et ses lèvres remuèrent, pour laisser tomber ces paroles énigmatiques :

— L’Ombre Jaune est la vie, mais il est aussi la mort… Il peut sauver l’humanité, mais il peut aussi la détruire.

— Que voulez-vous dire, sir ? interrogea McReady. Expliquez-vous…

Lord Eastcomb ne semblait pourtant rien entendre. Ses yeux étaient grands ouverts, mais ils ne devaient rien voir non plus, car ils demeuraient fixes. La frayeur se lisait sur son visage et il répéta :

— L’Ombre Jaune est la vie, mais il est aussi la mort… Il peut sauver l’humanité, mais il peut aussi la détruire.

Ces mots avaient été prononcés sur un ton à ce point halluciné que McReady et Wilkins, sensibles au surnaturel comme tout Britannique qui se respecte, ne purent s’empêcher de frissonner.

— Tout cela sent le soufre, dit McReady. On dirait que ce malheureux est ensorcelé. Ou je me trompe fort, ou il se passe du vilain. Faut faire quelque chose… Appeler un car de patrouille…

— Je vais courir jusqu’au prochain poste avertisseur, enchaîna Wilkins. Restez ici près de notre client, et attendez-moi.

La dernière chose que McReady eût aimé faire, c’était demeurer seul auprès de cet homme qui semblait revenir de l’autre monde et dont le front portait une marque que Satan lui-même aurait pu y tracer de sa griffe. Le géant n’eut cependant pas le temps de s’opposer au départ de Wilkins car, déjà, ce dernier, emportant la torche électrique, s’était mis à courir le long de l’allée, au détour de laquelle il disparut bientôt.

L’agent McReady demeura seul. Il était courageux et, pourtant, il n’aimait pas ça du tout. Mais là, pas du tout. Être là, dans le noir, avec ce ressuscité qui ne cessait à présent de dire, de la même voix atone : L’Ombre Jaune est la vie, mais il est aussi la mort… Il peut sauver l’humanité, mais il peut aussi la détruire… – il y avait de quoi flanquer la frousse aux plus braves.

McReady dut serrer les poings pour ne pas s’abandonner à la panique, et ce fut seulement quand, au loin, il entendit monter le bruit des sirènes de police, qu’il retrouva sa contenance.

Cette même nuit, un homme marchait le long d’une de ces rues infâmes de l’East End, quelque part entre Commercial Road et Whitechapel. Il était de haute taille, mince de hanches et large d’épaules et, sous des cheveux noirs et drus, il montrait un visage énergique, jeune encore mais aux traits durement taillés. On ne voyait rien de son costume car, par-dessus, il portait un vieux trench à la ceinture nouée. Il devait être chaussé de solides souliers, car son pas sonnait sec sur le pavé.

Le quartier que notre homme traversait n’avait rien de bien rassurant, car la misère la plus sordide s’y étalait avec complaisance et, comme chacun sait, là où la misère règne, le crime ne tarde guère à montrer le bout du nez. Pourtant, Bob Morane – c’était là le nom de notre noctambule – en avait vu bien d’autres. Il avait bourlingué sur toutes les mers, sous tous les cieux, crevé de soif dans les déserts, souffert de la chaleur et de l’humidité dans la forêt vierge, du froid dans les steppes polaires ; il avait affronté les bandits les plus abjects, les plus dénués de scrupules, et ce n’étaient pas les rôdeurs de l’East End qui lui faisaient peur. S’il n’avait pas l’habitude de chercher la bagarre, étant, quoi que l’on puisse en penser, de tempérament plutôt paisible, il savait néanmoins se tirer à son avantage d’un combat corps à corps, même contre plusieurs adversaires, et plus d’un malfaiteur en avait déjà fait l’amère expérience.

Cet après-midi là, Morane avait erré à travers les docks de Londres, cet univers en miniature, où toutes les races se côtoient, à tel point que c’est tout juste si, à tout moment, on ne s’attend pas à voir surgir un Martien ou un Jupitérien au détour d’une rue. Bob avait dîné dans un miteux restaurant chinois de Limehouse, où la nuit l’avait surpris en train de trinquer avec des matelots suédois hauts et larges chacun comme un panneau publicitaire, et aussi propres à s’imbiber de whisky et de gin que des éponges de grand format. Bob Morane, lui, était sobre et, sachant que l’ivresse, autant que la paresse, est mère de tous les vices, il ne tenait pas à s’y adonner. D’autre part, il n’ignorait pas que l’on ne refuse pas impunément de boire avec des gens de mer. Il trouva donc une excuse pour s’éclipser, prétextant un rendez-vous du côté de Bethnal Green avec un vieil ami qui revenait d’Australie.

Une fois seul dans la rue, Morane s’était mis à marcher droit devant lui, en direction de la Cité, où se trouvait son hôtel. Bien décidé à jouir le plus longtemps possible du mystère de ces vieux quartiers interlopes, semblant appartenir à une époque défunte, il avait songé au bout d’une demi-heure seulement à emprunter un moyen de transport quelconque. Hélas ! il était trop tard pour le métro et pour les bus. Quant aux taxis, ils brillaient par leur absence.

C’est à ce moment que nous retrouvons Morane, toujours à la recherche d’un véhicule qui le mènerait à son hôtel. Une fine brume s’était mise à tomber, voilant la lumière des rares suspensions électriques.

— Pourvu que ce ne soient pas les prodromes d’une offensive tardive du smog, murmura Bob. Je me vois mal perdu parmi la purée de pois dans ces quartiers inconnus.

A nouveau, il chercha un taxi, mais sans en apercevoir aucun. Seule, la rue déserte s’étendait devant lui, interminable semblait-il, avec les globes électriques, chichement disséminés, suspendus en l’air comme de grosses perles.

Comme Bob s’était remis à marcher, un bruit de moteur monta derrière lui. Il sursauta. « Enfin un taxi ! » pensa-t-il. Il se retourna et aperçut la masse noire de la voiture qui passa près de lui, tandis qu’il hurlait :

— Taxi !… Hep !… Taxi !

L’auto ne s’arrêta pas, mais Morane avait cependant eu le temps de la reconnaître.

— Une Rolls, soliloqua-t-il. C’est raté.

Sa masse légèrement estompée par le brouillard, la voiture s’était éloignée à une allure réduite, vers l’extrémité de la rue. A deux cents mètres en avant de Morane cependant, elle s’arrêta au bord du trottoir, forme sombre à peine visible. Presque aussitôt, des cris retentirent, poussés par une voix aiguë. Une voix féminine.

— A l’aide ! A l’aide !

Sans attendre, Bob Morane se mit à courir dans la direction d’où venaient les appels. Quand il parvint à proximité de l’auto arrêtée, il aperçut une femme aux prises avec deux individus qui, visiblement, tentaient de lui arracher son sac à main. Déjà, Morane tombait à bras raccourcis sur les agresseurs, des voyous aux faces patibulaires, aux vêtements voyants. D’une droite sèche à la pointe du menton, Bob jeta l’un des scélérats sur le dos. Le second eut à peine le temps d’esquisser un mouvement de défense qu’un gauche au plexus solaire le forçait à se plier en deux. Presque aussitôt, le pied de Morane, lui crochant la cheville, l’envoyait, sans douceur, faire connaissance avec les pavés.

Le premier des malandrins s’était redressé. Il y eut un bref déclic et une lame brilla à son poing. La suite de l’action se déroula avec une extrême rapidité. D’un bond si rapide que l’œil pouvait à peine le saisir, l’homme au couteau se précipita en avant, mais Bob, d’un pas de côté, évita l’arme pointée et sa main droite, frappant de haut en bas, à la façon d’un sabre, faucha l’avant-bras de l’agresseur. Ce dernier poussa un cri de douleur et lâcha le couteau dont Morane, d’un coup de talon, brisa la lame.

La jambe droite en avant, les pieds disposés à angle droit, dans la position classique du jiujitsuan, le Français se tint prêt à essuyer une nouvelle attaque. Celle-ci ne vint cependant pas, car les deux bandits, peu soucieux sans doute de se frotter encore à un combattant aussi redoutable, préférèrent tourner les talons pour fuir et se perdre au loin dans la brume.

Quelques secondes s’écoulèrent. Alors seulement, Bob Morane se tourna vers celle qu’il venait de secourir. C’était une très jeune femme – vingt-deux, vingt-trois ans peut-être – et merveilleusement jolie. Visiblement, cela se remarquait à ses yeux bridés, à sa peau ambrée et à ses pommettes légèrement saillantes, il s’agissait d’une demi-Chinoise. De taille moyenne, elle possédait la grâce d’une poupée précieuse et son visage, que les yeux éclairaient telles deux étoiles noires, avaient de quoi inspirer des générations entières de poètes. Elle était tête nue et ses longs cheveux d’un noir bleuté étaient relevés et noués au sommet du crâne par une barrette de diamant, pour retomber en « queue de cheval » dans le dos.

Un élégant tailleur de velours gris la vêtait. Par-dessus, elle portait une jaquette d’astrakan, grise également.

Adossée à la voiture, l’inconnue considérait Morane avec une expression un peu hostile, comme si elle lui en avait voulu de s’être précipité à son secours. Bob se mit à rire doucement.

— Eh bien, fit-il, si vous continuez à tirer cette tête, je vais regretter de vous avoir arrachée des griffes de ces malandrins !

Il s’inclina et continua :

— Mais permettez-moi de me présenter. Mon nom est Robert Morane. Mes amis et mes ennemis m’appellent Bob.

La jeune femme parut se détendre un peu. A son tour, elle sourit, puis elle tendit à son sauveur une fine main gantée de peau grise.

— Mon nom est Tatiana Orloff, dit-elle. Tania pour les amis.

— Si je comprends bien, vous n’avez pas d’ennemis, fit Bob en guise de plaisanterie.

Elle ne répondit pas, se contentant de dévisager son sauveur avec une insistance un peu insolite. Dans ses prunelles, la même expression d’hostilité demeurait.

— Que vous voulait donc ce gibier de potence ? demanda Bob pour dire quelque chose.

Tania Orloff haussa les épaules.

— Je m’étais égarée dans ce quartier, et je me suis arrêtée à la hauteur de ces deux hommes afin de leur demander le chemin de la Cité. L’un d’eux a brusquement ouvert la portière, et ils m’ont tirée hors de la voiture. Ils voulaient m’arracher mon sac et mes bijoux.

Il y avait quelques questions que Bob eût aimé poser à Tania Orloff. Lui demander ce qu’elle faisait, au volant d’une Rolls Royce valant presque son pesant d’or, dans ce borough mal famé ? Lui demander pourquoi aussi, quand lui-même l’avait hélée, elle ne s’était pas arrêtée, préférant s’adresser, peu de temps après, à ces deux mauvais sujets qui avaient tenté de la dévaliser. La discrétion empêcha cependant Bob de formuler ces questions.

— Si vous voulez gagner la Cité, je puis vous conduire, se contenta-t-il de dire. Je loge à proximité du British Museum et je connais le chemin. Justement, je cherchais un taxi pour regagner mon hôtel. Si vous voulez bien me véhiculer, je vous guiderai.

La jeune femme ne répondit pas tout de suite. Elle parut hésiter puis, désignant l’intérieur de la voiture à Morane, elle dit simplement :

— Montez.

Le Français obéit. Tania Orloff s’installa au volant et démarra. Vingt minutes plus tard, la Rolls s’arrêtait dans la rue Montaguë, en face de l’hôtel du même nom. Bob mit pied à terre.

— Eh bien, me voilà arrivé ! rit-il. Bonne chance, Miss Orloff.

Il se détourna et fit quelques pas en direction de l’hôtel. Alors, la jeune femme le rappela.

— Commandant Morane ! Commandant Morane !

Bob s’arrêta et se tourna à nouveau vers la jeune femme.

— Je crois avoir oublié de vous remercier pour votre providentielle intervention, dit-elle.

Il haussa les épaules.

— Je suis venu à votre secours, et vous m’avez véhiculé. Nous sommes donc quittes ?

Tania Orloff sourit. Un sourire discret, qui la rendait plus belle encore, et plus énigmatique.

— Quittes ? fit-elle doucement. On ne sait jamais.

Mais, déjà, Morane s’était détourné définitivement et avait pénétré dans l’hôtel. Une fois dans sa chambre cependant, alors qu’il se déshabillait, il ne put s’empêcher de songer à Tania Orloff, non seulement à cause de sa beauté, remarquable entre toutes, mais surtout de ce nimbe de mystère qui l’entourait. De nouvelles questions assaillaient en effet le Français. Comment se faisait-il que la jeune femme l’ait conduit directement à l’hôtel « Montaguë », alors qu’il ne se souvenait pas le lui avoir indiqué ? Comment se faisait-il aussi qu’avant de le quitter, elle l’ait appelé « commandant Morane », comme si elle le connaissait ?

Il se mit à rire doucement. « Après tout, songea-t-il, il est fort possible que, chemin faisant, je lui aie donné le nom de l’hôtel, mais je ne m’en souviens guère. Il est près de deux heures du matin, j’ai roulé ma bosse pendant toute la journée et, fatigué comme je le suis, il est normal que je n’aie plus les idées très claires… »

Morane aurait cependant été plus intrigué encore si, en ce moment même, il avait pu voir la Rolls arrêtée un peu plus loin dans la rue Montaguë et Miss Orloff qui, toujours installée au volant, surveillait avec insistance l’entrée de l’hôtel, à la façon d’un détective aux aguets. Elle n’était plus seule cependant. Un homme se trouvait assis à ses côtés. Un grand Chinois vêtu de noir, au crâne rasé et au visage de lune.